Le pervers narcissique : syndrome d'une ère du vide ?
I. LA SOCIETE MODERNE : UNE MUTATION DES VALEURS
Dans notre société d'aujourd'hui, pour réussir, beaucoup avancent sans scrupules, sans hésiter à écraser les autres, voire même à s'en servir pour monter toujours davantage dans l'échelle sociale.
Briller, séduire, manipuler. Même si sous le vernis, c'est le vide...
On allume son poste de télévision et l'on est assailli par les affaires de fraudes, d'arnaques, de détournements, de mensonges, petits ou grands. Les personnages importants n'y échappent pas. Les politiques ne sont pas les derniers. Les pervers narcissiques s'implantent partout où ils peuvent exercer leur pouvoir. Les manipulateurs sont parmi nous, écrit en 1997, aux Editions de l'Homme, Isabelle Nazare-Aga, psychothérapeute.
Si la perversion narcissique s'accroît dans notre société actuelle, comment expliquer ce phénomène ?
Il y a sans doute une composante génétique et un aspect psychanalytique à l’émergence de cette perversion narcissique, mais aussi une dimension sociologique telle que Christopher Lasch (dans La Culture du narcissisme paru en 1979) puis Gilles Lipovetski (dans L’Ère du vide. Gallimard. 1983) ou encore Dominique Barbier (La fabrique de l'homme pervers, Odile Jacob, 2013) l'ont montré.
Ce qu’il faut retenir de leurs analyses, c’est qu’avec l’avènement de la société industrielle, on a pu observer un véritable bouleversement puis disparition des valeurs et repères traditionnels.
La naissance d’une société de l’hyper-choix a eu pour conséquence de transformer l’homme de l’ère post-industrielle en simple consommateur potentiel, dans toutes ses activités quotidiennes. Une ère de la séduction qui vise à satisfaire ce consommateur dont on ne cesse de flatter l’ego et qui veut voir ses besoins satisfaits à la minute.
Marie-France Hirigoyen l'écrit dans Abus de faiblesse et autres manipulations (Editions Lattès. 2012) : "Régulièrement dans les médias, des faits divers concernant des personnages importants ou médiatiques traitent de mensonges, de fraude, d'arnaques à très grande échelle. Non seulement ces individus peuvent prospérer mais ils n'ont même pus besoin de dissimuler leurs méfaits, qu'ils commettent avec arrogance. N'est-ce pas le signe que ces dérives se sont banalisées ? Les critères caractérisant les pervers moraux, mégalomanie, arrogance, mensonges et absence de scrupules, sont devenus à notre époque les qualités requises pour "réussir", que ce soit dans les entreprises, le monde politique ou n'importe quelle activité sociale. La seule chose qui importe, c'est de ne pas se faire prendre. Comme l'a dit Tahar Ben Jelloun dans Le Monde : "l'époque est aux tricheurs, les imposteurs, les corrompus et corrupteurs, les usurpateurs et falsificateurs, ceux qui sont devenus puissants par l'argent facile et non par la vert humanitaire."
L'émergence de l'enfant roi est un indicateur de cette décadence morale. L'autorité n'est qu'une entrave. Car l’autorité devient un frein à l’épanouissement personnel. L’autorité du « père » est mise à mal, comme celle de l’école ou des forces de l’ordre - en attestent les récentes manifestations-. Dans cette société « kleenex » où l’on zappe, jette et recycle, où l’on change autant de fois de métiers et que de conjoints, l’enfant a lui aussi de plus en plus de mal à trouver des repères. « Enfant-roi » tout d'abord, dès son plus jeune âge, il fait en sorte d'obtenir la satisfaction immédiate de tous ses besoins. Adulte capricieux et narcissique ensuite, il poursuit sur le même schéma dans une société qui se veut "fun" et "ludique" pour plaire au plus grand nombre, sans cesse flatté sur son ego et en même temps endormi par une sorte de létargie ambiante.
Pourtant, le véritable humour, mot d'esprit et l'esprit lui-même ont déserté l'espace public. Dans cette société policée par l'État et que les citoyens polissent toujours plus par leur soumission aveugle, il ne faut plus écorcher ni par le rire ni par la critique pour ménager l’ego de chacun. Même l’humour a été castré. Nos comiques et artistes, jusqu'aux années 80, ne survivraient pas une journée dans notre société du "politiquement correct". Tous ont été si bien muselés qu’aujourd’hui, ce vide sonore de la pensée elle-même, ne peut plus être peuplé que par des bruits et musiques commerciales omniprésents. L'esprit critique disparaît dans le moule de l’uniformisation des goûts, des cultures et des modes de pensées. Aseptisation généralisée.
La politique n'échappe pas à ce process de séduction. Tout le monde se souvient de Giscard d'Estaing jouant de l'accordéon ou de son petit-déjeuner avec des éboueurs. Difficile de faire plus fort pour séduire un électorat...
Toujours la même séduction à l'oeuvre dans le système éducatif. Il s'agit d'attirer les élèves et parents-clients en proposant les meilleures options, les derniers modules, les activités les plus ludiques. Verser toujours plus d'originalité dans ces "ego-danaïdes" ! Le classement des établissements scolaires (tout comme les hôpitaux par ailleurs) en est une bien triste illustration.
II. LE PERVERS NARCISSIQUE
Tout ceci nous permet de mieux comprendre l'émergence et surtout la prolifération des pervers narcissiques. En effet, certains individus, confrontés à une multitude de facteurs personnels et psychologiques encore aggravés par la société post-moderne, basculent de ce narcissisme banalisé à un narcissisme pathologique (autrement appelé « perversion narcissique »). Une pathologie touchant, selon Dominique Barbier, 10% de la population.
Le titre de l'ouvrage de Lipovetski, L'ère du vide, est particulièrement significatif en ce sens que la personnalité narcissique se caractérise par un vide affectif et émotionnel qu'il cherche à combler en vampirisant ses proies.
Leurs caractéristiques ?
Le pervers narcissique (dont le portrait a été dressé entre autres par le Docteur Paul Récamier, le Docteur Marie-France Hirigoyen, Dominique Barbier ou encore Isabelle Nazare-Aga, thérapeute comportementaliste et cognitiviste) considère les autres comme des objets utiles à ses besoins de pouvoir, d’autorité et de plaisir. En ce sens, il est totalement dénué d’empathie.
Il est cupide et matérialiste.
Pour posséder l’autre, l’arme préférée du pervers narcissique (PN) reste la séduction (qui correspond tout à fait à l’époque qui l’a vu naître (Voir La société du spectacle de Guy Debord publié en 1967 chez Buchet/Chastel). Il avance masqué au début de la relation et apparaît très souvent comme un « prince charmant », jouant son rôle à merveille car adorant offrir du merveilleux (au début de la relation en tout cas).
…Ce n’est pas étonnant pour un comédien-né tel que lui qui se nourrit de l’admiration que lui vouent ses victimes (il les choisit d’ailleurs scrupuleusement : naïves, sensibles, fragiles mais souvent intelligentes car cela flatte son ego).
Très vite, il se révèle un vampire affectif de la pire espèce. En effet, ce qui l’excite dans les relations humaines, c’est le pouvoir et l’emprise qu’il peut avoir sur les autres. Très vite, donc, le PN va « jouer » avec sa victime, changeant de masque au gré de ses humeurs. Souvent adorable en public, il va martyriser sa (ou son, car le PN peut-être aussi une femme) partenaire en privé.
Son arme pour déstabiliser sa victime ? Le langage et la psychologie.
Il excelle dans l’art des messages contradictoires, du discours paradoxal. Il retourne la situation, déclare n’avoir pas tenu tel propos, culpabilise, ment, calcule tout et aime tester les limites de son pouvoir et celles de son partenaire (Comme il se frotte aux limites de la loi en général. D'ailleurs, s'ils échappent encore aussi souvent à la justice c'est parce qu'il est extrèmement difficile d'évaluer une violence psychologique, morale, voire philosophique. Car, n'oublions pas que la véritable violence est celle qui consiste à nier le statut de sujet d'autrui pour ne voir en lui qu'un objet, niant ainsi son statut de personne. Pourtant, comment prouver devant un tribunal cette violence par laquelle un sujet est transformé en simple objet ?).
Il se nourrit de l’emprise qu’il exerce sur sa proie et la voir perdre le contrôle, la broyer psychologiquement le conforte dans son propre pouvoir. Il digère sa victime et se nourrit de sa substance.
Sa volonté de pouvoir et de domination fait qu’il exerce souvent des postes importants (politique, justice, professions médicales).
Ce qui n’est guère encourageant…
La société moderne les a engendrés et nombre de pervers narcissiques occupent des postes-clés où ils continuent à prendre des décisions et à façonner le monde du futur…
(Fiche rédigée par Alexandra COIN et Erik KWAPINSKI)