Volte face épique
Quand Erik a mangé du Morlock, ça donne ça... !
Volte-face
Depuis 20 ans il se pensait libre...
Après avoir écrit ces quelques mots, il posa le crayon-feutre à pointe souple sur la feuille et leva les yeux vers le carreau d’où perçait une lumière laiteuse. Comment pourrait-il trouver les mots justes pour traduire sur du papier ce bouillonnement de sentiments et d'idées ? Son regard se posa de nouveau sur la feuille. La pointe du feutre avait fait une large tâche.
Oui, songea-t-il… Comme cette tâche, la révolte n'a de sens que si elle peut s'étendre. Il faut que d'autres comprennent pourquoi il nécessaire un beau jour de dire NON ! Après tout, peu importe la justesse des mots lorsqu'il s'agit de la liberté. Seule compte la fulgurance de l'émotion qui nous secoue et nous éveille tel un satori. ...La conviction que le bonheur est indissociable du pouvoir de choisir son existence en ayant le courage de s'opposer aux habitudes, aux ordres et résignations quotidiennes doit faire contrepoids à l'inertie des habitants de la caverne platonicienne. Caverne de dimension planétaire et d'âge préhistorique.
Il froissa la feuille tachée et sur une nouvelle page, il écrivit: " Pendant 20 ans, je me pensais libre et entre 20 et 40 ans j'ai fait comme les autres, j'ai pensé comme tous les autres Morlocks. Naïvement, je croyais que les diplômes universitaires m’octroieraient la liberté de choisir mon itinéraire professionnel, source d'épanouissement. Je me pensais libre de choisir l'épouse qui serait source de bonheur, libre de choisir les représentants politiques soucieux de leurs responsabilités. Je pensais être un citoyen libre puisqu’encadré et donc protégé par des Lois. À force de s'entendre répéter depuis l'adolescence que c'est une chance inouïe de naître dans un pays démocratique... pourquoi douter ? »
Il s’interrompit. On lui apportait le courrier. De nombreuses lettres dont beaucoup émanant d’inconnus comme c’était souvent le cas ces derniers temps…
Il reprit son feutre… Pourtant, ce doute, un beau jour lui a explosé à la figure. La liberté a-t-elle la moindre valeur si elle n'est qu’une idée vague et non un ensemble d’actes dont on peut assumer entièrement les choix, responsabilités et significations ?
Un jour qui avait commencé comme un autre s’est pourtant interrompu prématurément, sous l’impact de la frappe chirurgicale d’une goutte d’eau de trop qui n’a pas fait déborder le vase. Qui a, en revanche, ouvert une brèche dans le carcan fossilisé de ses souvenirs lointains. Un cours de philo, dans lequel il était question de l'allégorie de la caverne de Platon, remonte à la surface... Pas de doute. Ils sont toujours là ces marionnettistes qui bricolent leurs petites opinions à la lueur de ce misérable feu souterrain, projetant les ombres voulues sur la paroi face à laquelle se trouvent enchaînés les hommes. Depuis des temps immémoriaux, ils regardent ce sempiternel spectacle de Guignol... Rien n'a changé depuis Platon.
En fait si, une chose a changé ; l’illusion a été déplacée. La Révolution des Sans culottes n’est pas parvenue à abolir les privilèges. La Démocratie, quant à elle, au fil des siècles, a réussi à abolir tout sens critique et toute volonté d’en faire preuve… Liberté surveillée, Égalité lyophilisée dans le potage des normes, quant à la Fraternité, sans doute vaut-il mieux n’en point parler. Les habitants new-âge de la caverne relookée en mode cyber-home surfent sur l’illusion d’un temps libéré.
Toute personne née avant les premiers chocs pétroliers a connu ces moments de liberté dans lesquels on pouvait encore regarder un papillon butiner dans le calice d’une fleur, la cime d’un peuplier jouer avec une brise matinale, des nuages s’effilocher au son des cigales… sans culpabiliser du temps perdu, d’un temps qui, selon le sens commun, serait préférable de consacrer à répondre à ses mails, à nourrir sa page Facebook, à tweeter, à tondre encore et encore sa pelouse pour que l’herbe soit plus courte que chez celle du voisin, ou travailler plus pour gagner plus, pour avoir une voiture plus grande que celles de tous les voisins. Ne pas perdre de temps pour être prêt à l’heure des grandes soldes, prêt en octobre pour les achats de Noël, préparer Pâques en janvier et acheter maillots de bain et parasols début mars… Le TGV sur voie circulaire inauguré dans la caverne est la plus grande prouesse réalisée par les faiseurs d’illusions. La force centrifuge qui semble pousser tout le monde, pieds et points liés, vers la réussite, le bonheur et cet indéfectible sentiment de liberté d’aller où l’on veut, quand on veut et avec qui l’on veut et de penser par soi même, n’est que le trompe-l’œil qui empêche de voir que tous ces bons vieux prisonniers chers à Platon ont troqué les chaînes pour enfourcher l’aiguille d’une toquante qui ne mesure rien d’autre que le degré d’inaptitude à la liberté.
Je me souviens - oui ! Je prends le temps d’avoir des souvenirs autres que ceux stockés dans les micro-cartes Sim des appareils numériques, ustensiles prioritaires sur la check-list du vacancier pour ses « safaris-photos » des plages méditerranéennes - oui… je me souviens de ce proverbe africain : « tous les hommes blancs ont une montre, mais aucun n’a jamais le temps »…
Pas faux ! Trop d’hommes pressés, nourris au fast-food, semblent oublier que si la mort leur coupe aussi vite l’herbe sous le pied pour mieux la faire pousser ensuite au-dessus de leur tête, c’est parce qu’ils ont abdiqué leur liberté. En effet, ils pouvaient refuser de jouer le rôle d’un Indiana Jones tragique, mais, en archéologues léthargiques, ils sont condamnés à exhumer, des strates de poussière, tous les objets de consommation momifiés indispensables au bonheur : DVD, magazines de modes et automobiles, tablettes numériques et autres artefacts symboles de réussite professionnelle ou d’appartenance à une caste sociale. Mais aussitôt achetés, aussitôt abandonnés ici ou là, faute de temps à leur consacrer, ces objets ont tôt fait de finir ensevelis sous les couches de l’oubli. Consommer, ce n’est pas profiter, car jamais le carpe diem ne sera donné aux « Sisyphe » emprisonnés dans l’espace circulaire des horloges dont la course frénétique des aiguilles les hache en pulpe. Dans cette masse indistincte, les Hommes sont enfin égaux. La temporalité a centrifugé la durée et, dans les résidus, nous trouvons la conscience, bonne à jeter comme des pépins d’agrumes…
Pendant 20 ans, je pensais être libre, car je n’avais pas compris que les faiseurs d’opinions et de normes supposées produire une cohésion civile avaient réussi le tour de force de se rendre maîtres du temps. En implantant dans l’inconscient collectif, à grand renfort de médias, les idées de rentabilité, productivité, compétitivité, polyvalence, multitâches, modularité, nomadisme professionnel-familial-sexuel et géographique…, les prisonniers de la caverne sont devenus des SDF de la pensée. Sans la maîtrise de son temps, on ne peut s’approprier ses états de conscience et donc une pensée déconnectée du moment présent ne peut prétendre à la liberté et encore moins au bonheur.
Il se leva pour se dégourdir un peu les jambes en arpentant d’un pas mesuré l’espace restreint du lieu.
Sa micro-balade fut de courte durée, car, d’autres pensées venaient de nourrir le cours de sa réflexion et il ne voulait pas perdre le fil de ses idées. De nouveau assis devant sa table, il reprit son feutre…
D’où vient cette certitude inébranlable chez l’homme qu’il naît pour servir des rois, des chefs ou peu importe le nom dont ils s’affublent ? Peut-on penser qu’un jour suffisamment d’hommes feront volte-face en même temps pour dire STOP ? Oseront-ils un jour affirmer une limite à l’obéissance aveugle et aux injures faites à leur dignité d’homme ? Prouveront-ils qu’ils sont doués de cette faculté intrinsèque à l’humain : la raison ?
Quel évènement serait en mesure de briser cette matrice soporifique afin que les hommes se demandent au nom de quel droit naturel un individu s’est à « l’origine » autoproclamé Roi ? Et sa progéniture avait-elle réellement un sang si bleu qu’il ait fallu continuer au fil des siècles de passer sa vie à travailler pour leur payer impôts, taxes et autres corvées ? Que dire quand il s’agit de payer de sa vie et souvent de celle de ses enfants les guerres que déclarent des chefs incapables de régler leurs différends d’homme à homme ?
D’où le barbare des jungles urbaines tient-il cette certitude que les « sauvages » dont le prototype fut l’amérindien possèdent moins de culture, d’humanité, de bonheur ou de liberté ? Serait-ce parce qu’ils ne ploient pas sous le joug de tyrans démagogues, des lois, des contraintes, des horaires, du marketing et autres normes artificielles qui caractérisent l’entropie d’une vie sociale qui s’achèvera inexorablement dans la déréliction…
Je me croyais libre, comme beaucoup d’hommes… Mais lorsque j’ai compris que je ne l’étais pas, je me suis employé à le redevenir. Il n’est pas si difficile de retrouver, en renversant la flèche du temps, le regard plein de fraîcheur de l’enfant et de vivre chaque instant en étant totalement présent. La liberté, c’est de pouvoir vivre une journée comme si elle était une vie tout entière, de s’endormir sans regret et de s’éveiller en étant heureux du simple fait de s’éveiller. Difficile, mais simple aussi de ne vouloir que ce qui ne dépend que de nous et de rester indifférent aux choses indifférentes. La liberté c’est aussi pouvoir préférer écouter la symphonie jouée par le vent dans les pins, les insectes virevoltants de brindilles en fleurs… plutôt que d’entendre le vacarme des lieux dédiés aux festivités des Morlocks : discothèques, foires et autres fêtes foraines et populaires… Préférer sentir le fumet d’un veau marengo aux fumées industrielles et urbaines… Voilà, lorsque nos cinq sens sont sollicités afin d’être en osmose avec notre environnement présent, alors nous sommes pleinement conscients, libres et par conséquent nous tenons le Bonheur au creux de notre main par cette tranquillité du corps et de l’esprit… Mais… Mais tout ceci n’est pas productif pour la société. Pire l’état de bonheur est inadmissible aux yeux de l’État, car non rentable ! Hors du P.I.B, et pourquoi pas, antisocial ?... C’est là que chacun devient un Matt Damon poursuivi par l’Agence, éponyme du film.
Ah ! Les trois coups sur le judas de la porte métallique de ma cellule indiquent que c’est l’heure de la promenade dans la cour grillagée. Mais aujourd’hui j’ai choisi de ne pas y aller.
Je pensais être libre… Ici je le suis !
Aucune contrainte ne peut plus peser sur mes choix. Mes pensées peuvent se focaliser aussi bien vers l’infiniment petit de la physique quantique que l’infiniment grand des espaces intergalactiques. Aucun mur, aucune grille ne peuvent s’y opposer et les soumettre. Mon corps a été forgé pour être une arme de guerre qui engage obligatoirement le pronostic vital d’un potentiel agresseur…
Je vais donc, aujourd’hui, continuer d’écrire.
Pas de révolution, juste de la révolte.
Les paroles se dissolvent dans les airs...
Les écrits peuvent se répandre comme une tache d’encre et imprégner autant le papier que les esprits et les siècles.
Depuis 20 ans je pensais être libre, pendant les 20 ans qui viennent je le serai…
Commentaires (2)
- 1. | 07/02/2016
- | 07/02/2016